35

 

Plus nous approchions de la Moustiquaire et plus le canyon s’assombrissait. Les superpositions précaires de structures qui surplombaient la rivière formaient à présent une sorte de tunnel improvisé d’où suintaient des fluides indescriptibles. Personne, ou presque, ne vivait là, malgré la pression de la population pouilleuse de la Mouise.

Quirrenbach nous fit descendre dans les sous-sols. Il n’y avait absolument personne ; pas un être humain, mais pas un porcko non plus. À la lumière des phares aveuglants de la cabine, on entrevoyait, par moments, des rats qui détalaient dans l’obscurité. Ils étaient arrivés dans la cité à bord des vaisseaux ultras. C’étaient des rongeurs génétiquement modifiés pour servir de système de nettoyage à bord des bâtiments. Quelques-uns s’étaient échappés, il y avait des siècles de ça, ils avaient secoué le joug de la servitude et étaient retournés à l’état sauvage. Ils détalaient devant les ellipses éblouissantes projetées par les phares de la cabine, ou nageaient frénétiquement dans le V d’eau brunâtre sculpté par le sillage du véhicule.

— Que voulez-vous, en fait, Tanner ? me demanda Quirrenbach.

— Je vous l’ai dit : des réponses.

— C’est tout ? Vous ne courez pas plutôt après votre dose d’Onirozène ? Allez, vous pouvez bien me le dire. Nous sommes de vieux amis, maintenant.

— Regardez devant vous, répondis-je.

Quirrenbach pilota le véhicule dans le dédale d’embranchements et de bifurcations qui formait un véritable labyrinthe souterrain. Nous étions dans une partie très ancienne de la cité. Aussi décrépite qu’elle puisse être, elle n’avait pas dû beaucoup changer depuis la peste.

— Il y a d’autres moyens d’accès, nous expliqua-t-il, mais nous ne sommes pas très nombreux à connaître celui-ci. Il est discret, et confère une sorte de légitimité à notre présence.

Il arrêta enfin le véhicule, sur une langue de terrain qui sortait de l’eau près d’un mur crasseux, à demi écroulé et couvert de salpêtre.

— Terminus, tout le monde descend ! annonça-t-il.

— Ne pensez même pas à tenter quelque chose, dis-je d’un ton menaçant. Ou vous fourniriez un ajout intéressant dans la déco du quartier.

Je le laissai nous guider au-dehors, abandonnant le véhicule sur la langue de boue. Les patins des voitures qui nous avaient précédés y avaient creusé de profonds sillons. Nous n’étions apparemment pas les premiers à utiliser cet endroit comme parking.

— Suivez-moi, dit Quirrenbach. Ce n’est pas loin.

— Vous venez souvent ici ?

— Le moins souvent possible, Tanner, répondit-il, d’un ton qui me parut exceptionnellement sincère. Je ne suis qu’un maillon dans la chaîne de transmission de l’Onirozène. Un modeste rouage. Si on apprend que je vous ai amenés jusqu’ici, je suis un homme mort…

Il s’arrêta devant un endroit précis du mur, tira sur je ne sais quelle poignée cachée dans la crasse visqueuse du mur, faisant coulisser un panneau qui se trouvait juste au-dessus de nos têtes et dévoilant un trou rectangulaire de deux mètres de longueur.

Craignant que Quirrenbach ne me joue un de ses tours, je passai le premier, l’aidai à monter, puis Chanterelle nous suivit. Zebra grimpa en dernier, après un coup d’œil méfiant derrière elle. Mais personne ne nous avait suivis, et les seuls témoins de notre passage furent les rats qui hantaient le tunnel.

Nous nous retrouvâmes dans un boyau gainé d’acier, où nous avancions à quatre pattes. Nous l’arpentâmes pendant quelques dizaines de mètres, mais j’eus l’impression que nous en avions parcouru des centaines. J’avais complètement perdu tout sens de l’orientation, et pourtant une partie de mon esprit tenait absolument à me rappeler que nous nous rapprochions sans cesse du gouffre. Nous avions peut-être même traversé la Moustiquaire, et dans ce cas nous étions séparés de l’atmosphère mortelle par quelques mètres de roche à peine.

Et finalement, alors que je commençais à avoir le dos en capilotade, le boyau déboucha dans une vaste salle. L’endroit était plongé dans l’obscurité, mais Quirrenbach alluma une rampe d’antiques luminaires fixée à la voûte.

Un tube de métal terni, de trois ou quatre mètres de diamètre, reliait les deux extrémités de la salle, émergeant d’une paroi et disparaissant dans une autre. À l’un des bouts de ce pipeline était greffé selon un angle oblique un autre tronçon du même diamètre, terminé par un embout de métal lisse.

— Vous reconnaissez ça, évidemment, fit Quirrenbach en indiquant la partie la plus longue du tuyau.

— Pas vraiment, répondis-je.

Je m’attendais à ce que l’une des deux femmes dise quelque chose, mais elles ne semblaient pas mieux renseignées que moi.

— Vous en avez déjà vu des quantités, reprit notre guide en s’approchant du tuyau. Ça fait partie du système de ventilation atmosphérique de la ville. Des centaines de tuyaux comme celui-ci plongent dans le gouffre, vers la station de craquage. Il y en a qui contiennent de l’air, d’autres de l’eau ; certains charrient de la vapeur surchauffée. Normalement, dans celui-ci, c’est de la vapeur qui devrait circuler…

Il tapota le tuyau et je remarquai qu’une trappe ovale était ménagée dans le tronçon rapporté, une trappe d’une taille à peu près équivalente à celle du panneau qu’il avait ouvert dans le mur.

— Et que transporte-t-il en réalité ?

— Oh, quelques milliers d’atmosphères. Pas de quoi s’inquiéter.

Quirrenbach posa les mains sur la trappe et la fit coulisser. Elle glissa en douceur, révélant une paroi de verre bombé teinté en vert, entourée d’un profilé de métal argenté où étaient fixées des commandes repérées par des légendes rédigées dans une écriture antique : presque du norte, mais pas tout à fait.

De l’amerikano.

Quirrenbach tapa sur quelques touches et j’entendis une série de chocs sourds, lointains. Quelques instants plus tard, le tuyau se mit à vibrer. On aurait dit qu’il émettait une note monstrueusement grave.

— La vapeur est redirigée vers un autre réseau, comme lors de la procédure d’inspection.

Il appuya sur un bouton et la paroi de verre s’éclipsa, révélant un fouillis d’instruments de bronze. Le tuyau en était presque plein. Les deux bouts étaient occupés par des pistons et des sections en accordéon, festonnées de tuyaux et de moustaches de métal, de servomoteurs et de palettes à succion. Il était difficile de dire si le système était ancien – s’il remontait à la période amerikano, par exemple – ou s’il avait été installé depuis la peste, donc beaucoup plus récemment. De toute façon, il n’avait pas l’air très fiable. Mais au milieu de l’engin était ménagé un habitacle minuscule, équipé de deux gros sièges rembourrés et de manettes de commande rudimentaires. À côté, les tricycars avaient l’air spacieux.

— C’est un robot d’inspection, dit Quirrenbach. Il se déplace dans les tuyaux, à la recherche des fuites, des points faibles, ce genre de chose. Il a été… enfin, je n’ai pas besoin de vous faire un dessin.

J’examinai la chose en m’interrogeant sur les chances de survie de celui qui l’emprunterait.

— C’est un système de transport, conclus-je. Pas bête, je vous l’accorde. Bon, et combien de temps mettra-t-il à nous emmener là où nous voulons aller ?

— Je l’ai pris, une fois, répondit Quirrenbach. Ce n’est pas une partie de plaisir.

— Vous n’avez pas répondu à ma question.

— Une heure ou deux pour descendre en dessous de la couche de brume. Autant pour remonter. Il vaut mieux ne pas rester trop longtemps sur place.

— Ne vous inquiétez pas. Je n’en avais pas l’intention. Qu’est-ce qui va se passer quand je vais débouler dans ce truc-là ?

Il m’examina de haut en bas.

— Il n’y a que des gens au parfum qui arrivent par là. Avec la défroque de Vadim, on vous prendra pour un dealer, ou au moins quelqu’un qui est dans le circuit – pourvu que vous n’ouvriez pas le bec. Si vous rencontrez quelqu’un, contentez-vous de dire que vous venez voir Gédéon.

— Bon, eh bien, ça m’a tout l’air d’être du gâteau…

— Oh, vous vous en sortirez. Un singe pourrait faire marcher ce truc-là. Pardon, je ne dis pas ça pour vous, ajouta-t-il très vite avec un sourire crispé. Écoutez, c’est facile. Quand vous serez arrivé, vous le saurez tout de suite.

— Sûrement, acquiesçai-je. D’autant que vous venez avec moi.

— Ah non, alors ! fit Quirrenbach en regardant autour de lui, comme à la recherche d’un soutien moral.

— Tanner a raison, fit Zebra avec un haussement d’épaules. En route.

— Écoutez, je n’ai jamais été proche de Gédéon. Ils ne me prendront pas forcément plus au sérieux que Tanner. Et que devrai-je répondre s’ils me demandent ce que nous sommes venus faire ?

Zebra le regarda d’un œil torve.

— Vous improviserez, espèce de petite merde flasque. Vous n’aurez qu’à dire que vous avez entendu des rumeurs à propos de la santé de Gédéon et que vous voulez en avoir le cœur net. Ou que vous vous posez des questions sur la qualité du produit qui circule dans les rues. Ça marchera. C’est le genre d’histoire qui a permis à ma sœur d’approcher de Gédéon, après tout.

— Sauf que vous ne savez pas si elle s’en est vraiment approchée.

— En tout cas, vous ferez de votre mieux, Quirrenbach. Je suis sûre que vous pouvez compter sur l’entière coopération de Tanner.

— Pas question !

Zebra agita le canon de son arme dans sa direction.

— Vous ne voulez pas réfléchir encore un peu ?

Il regarda le flingue, puis Zebra, et fit la moue.

— Allez au diable, Taryn ! Vous pouvez considérer que vous venez de mettre définitivement fin à nos relations professionnelles.

— Montez là-dedans et taisez-vous.

Je me tournai vers Zebra et Chanterelle.

— Vous deux, ouvrez l’œil. Je ne pense pas que vous soyez en danger pour l’instant, mais on ne sait jamais. Faites attention. Je devrais être de retour d’ici quelques heures. Vous pourrez attendre ?

— Je pourrais, fit Zebra en hochant la tête, mais je n’en ai pas l’intention. Nous tiendrons bien à trois dans cet engin, si Chanterelle peut garder la position, ici.

Chanterelle haussa les épaules.

— Je ne peux pas dire que j’exulte à l’idée de passer quelques heures ici, toute seule, mais je pense que je serai mieux ici que là où vous allez. Je suppose que vous faites ça en mémoire de votre sœur ?

— Elle en aurait fait autant pour moi, répondit-elle en hochant la tête. Enfin, je crois.

— Eh bien, bonne chance. J’espère seulement que le jeu en vaut la chandelle.

— Ne prenez pas de risques inutiles, dis-je à Chanterelle. Nous nous en sortirons toujours, quoi qu’il arrive, alors s’il y a quelque chose… Vous savez où le véhicule est garé.

— Ne vous en faites pas pour moi, Tanner. Faites plutôt attention à vous.

— Comme d’habitude… Bon ! lançai-je avec toute l’allégresse que j’aurais bien aimé éprouver, en flanquant à Quirrenbach une grande claque dans le dos. Vous êtes prêt ? Sait-on jamais ? Vous trouverez peut-être l’inspiration, en bas ; quelque chose d’encore plus déprimant que d’habitude…

Il me jeta un regard sombre.

— Finissons-en, Tanner.

En dépit de ce que Zebra avait pu dire, il y avait à peine la place pour deux personnes dans le robot d’inspection, et pour y tenir à trois nous dûmes nous serrer les uns contre les autres. Mais les articulations de Zebra n’étaient pas tout à fait humaines, et elle réussit à se loger dans l’espace restreint avec une souplesse surnaturelle, même si la manœuvre lui causa un certain inconfort.

— Pourvu que ça ne dure pas trop longtemps… dit-elle.

— Démarrez ! ordonnai-je à Quirrenbach.

— Tanner, il y a encore…

— Mettez ce foutu truc en route, fit Zebra, ou je ne réponds de rien !

Ça fit son petit effet. Quirrenbach appuya sur un bouton et l’engin fut agité de trépidations. Il s’engagea en bringuebalant dans le tuyau, se déplaçant comme un mille-pattes mécanique. L’avant et l’arrière étaient animés de mouvements saccadés, au rythme des ventouses grâce auxquelles il se propulsait, mais la partie où nous étions assis avançait relativement en douceur. Bien qu’il n’y ait pas de vapeur dans la conduite pour le moment, les parois métalliques étaient brûlantes au toucher, et l’odeur évoquait des rots remontant des profondeurs de l’enfer. L’habitacle était exigu et sombre, en dehors des faibles lueurs des commandes rudimentaires placées devant les sièges. Les parois de la conduite étaient aussi lisses que de la glace, polies par la pression monstrueuse de la vapeur. Le tuyau, qui était parti à l’horizontale, commença bientôt à descendre, doucement au départ, puis presque à la verticale. Mon siège était à présent un harnais profondément inconfortable auquel j’étais suspendu, et je ne pouvais m’empêcher de penser aux kilomètres de tuyau qui plongeaient dans l’abîme, en dessous de moi, et au fait que ce qui m’empêchait d’y tomber était la pression des ventouses disposées autour du robot d’inspection.

— Nous nous dirigeons vers la station de cracking, non ? demanda Zebra en élevant la voix pour couvrir le vacarme de la machine. C’est là qu’ils le fabriquent, hein ?

— Probablement, répondis-je.

La station. C’était de là que venaient tous les tuyaux, les immenses racines de la cité. La station était nichée dans les profondeurs du gouffre, cachée sous la couche de brouillard immuable. C’était là que les machines de conversion titanesques inspiraient le poison gazeux, âcre et brûlant, qui montait des profondeurs du gouffre.

— C’est en dehors de toute juridiction, et les gens qui travaillent là doivent disposer du genre d’installations chimiques de pointe nécessaires pour synthétiser quelque chose comme l’Onirozène.

— Vous pensez que tous ceux qui travaillent au fond sont dans le coup ?

— Non. Il est probable que la production de la drogue est assurée par un petit groupe d’ouvriers, à l’insu de tous les autres employés de la station. N’est-ce pas, Quirrenbach ?

— Je vous l’ai déjà dit, fit-il en manipulant une commande de sorte que notre progression s’accéléra, le martèlement devenant un tambourinement précipité. Je n’ai jamais réussi à approcher de la source.

— Alors que savez-vous, au juste ? Vous devez bien avoir des informations sur le processus de synthèse…

— Et quand bien même, en quoi cela vous intéresserait-il ?

— J’aimerais comprendre, répondis-je. Beaucoup de choses se sont détraquées à cause de la peste. Les implants les plus compliqués, les nanorobots intracellulaires, les médechines, ou je ne sais comment vous les appelez. Plutôt inquiétant pour les post-mortels, non ? Leurs thérapies requéraient généralement l’intervention de ces minuscules machines. Et tout d’un coup, voilà qu’ils doivent s’en passer…

— Et alors ?

— Alors il se présente quelque chose qui fait la même chose presque aussi bien. Et même mieux, d’une certaine façon. L’Onirozène est d’une simplicité d’utilisation enfantine. Il guérit les blessures, il rend la mémoire. (Je repensai à l’homme dont la peste avait dévoré la moitié du corps, à la façon dont je l’avais vu se tordre de douleur sur le sol, désespérément en manque d’une minuscule goutte du sérum écarlate.) Il protège même de la peste les gens qui ne se sont pas débarrassés de leurs machines. Écoutez, Quirrenbach, c’est presque trop beau pour être vrai.

— Ce qui veut dire ?

— Ce qui veut dire que je me demande comment un produit aussi précieux a pu être mis au point par des criminels. Je ne vois même pas comment il aurait pu avoir été inventé avant la peste, à un moment où la cité avait encore les moyens de créer des merveilles technologiques… Alors après ? Il y a des quartiers de la Mouise où ils n’ont même pas la vapeur ! Et je sais bien qu’il y a quelques enclaves à haute technologie dans le Dais, mais les gens qui y vivent sont plus intéressés par le Grand Jeu que par l’invention de drogues miraculeuses. Et pourtant, ça paraît être exactement ce qui s’est passé, même si l’approvisionnement est un peu limité pour le moment.

— Ça n’existait pas avant la peste, affirma Zebra.

— La coïncidence est trop grande, dis-je. Ce qui m’amène à me demander s’ils n’auraient pas une origine commune…

— Vous pensez être le premier à émettre cette hypothèse ?

— Ça ne me serait même pas venu à l’idée. Mais vous devez admettre que c’est une supposition qui se tient, fis-je en essuyant la sueur sur mon front.

J’avais l’impression d’avoir passé une heure dans un sauna.

— Je n’en sais rien et je m’en contrefiche.

— Alors que le sort de la cité en dépend ?

— Sauf que ce n’est pas le cas, et vous le savez très bien. Ça concerne… combien ? quelques milliers de post-mortels, dix mille tout au plus. L’Onirozène est peut-être une substance précieuse pour ceux qui y sont accros, mais pour la majorité, ça n’aurait absolument aucune importance. Qu’ils crèvent ! Vous voyez si ça m’intéresse. D’ici quelques siècles, tout ce qui se sera passé ici fera deux lignes dans les livres d’histoire. En attendant, j’ai des affaires autrement plus importantes à mener. (Quirrenbach titilla délicatement les commandes, tapotant un cadran ici et là.) Moi, je suis un artiste. Tout ça n’est qu’accessoire. Alors que vous… j’avoue que je ne vous comprends vraiment pas, Tanner. Oui, il se peut que vous ayez des obligations vis-à-vis de Taryn, mais vous avez commencé à vous intéresser à l’Onirozène à partir du moment où nous avons fouillé la cabine de Vadim. De votre propre aveu, vous étiez venu ici pour éliminer Argent Reivich, pas pour régler un problème de pénurie dans notre sordide petit commerce de drogue…

— Les choses se sont un tantinet compliquées, c’est tout.

— Et alors ?

— Alors, c’est à propos de l’Onirozène, Quirrenbach. Quelque chose me dit que c’est le nœud de l’histoire…

 

 

Il y avait quand même un moyen d’accès. Après une trentaine de minutes passées à fureter le long du vaisseau, Sky, Norquinco et Gomez localisèrent le trou qu’Oliveira et Iago avaient dû utiliser pour entrer. Il n’était qu’à une dizaine de mètres de l’endroit où la navette d’Oliveira était amarrée, près du point de jonction entre l’épine dorsale et le reste du bâtiment, du côté dévasté. Il était si petit, dissimulé entre deux protubérances pareilles à des verrues, que Sky était passé devant sans le voir une première fois.

— Je pense que nous ferions mieux de repartir, dit Gomez.

— Nous entrons.

— Tu n’as pas entendu ce qu’Oliveira a dit ? Et ça ne t’inquiète pas que ce vaisseau paraisse fait d’une matière bizarre ? On dirait qu’on a maladroitement essayé de copier l’un de nos bâtiments…

— Si, ça m’inquiète. Et je suis d’autant plus déterminé à entrer dedans.

— Iago y était entré, lui aussi.

— Eh bien, j’imagine que nous n’aurons qu’à faire attention si nous le voyons, hein ?

Sky était déjà prêt. Il n’avait pas pris la peine d’enlever son casque depuis la dernière fois qu’il était entré dans le sas.

— Moi aussi, j’ai bien envie de voir ce qu’il y a à l’intérieur, répondit Norquinco.

— L’un de nous devrait rester à bord de la navette, suggéra Gomez. Si le vaisseau dont nous avons intercepté le faisceau radar arrive dans les prochaines heures, il vaudrait mieux que quelqu’un soit prêt à intervenir.

— Exact, fit Sky. Donc, tu es volontaire.

— Je ne voulais pas…

— Je me fous de ce que tu voulais. Tu le fais, et c’est tout. Si nous avons besoin de toi, tu en seras le premier informé.

Ils quittèrent la navette et utilisèrent le harnais à propulsion pour franchir la courte distance qui séparait la navette de la coque du Caleuche. Lorsqu’ils arrivèrent près du trou, ce fut comme s’ils s’étaient posés sur un matelas moelleux. Ils se relevèrent et s’accrochèrent au bâtiment par les semelles adhésives de leurs chaussures.

Il y avait une question évidente, vitale, que Sky avait presque réussi à éluder, mais qu’il devait maintenant affronter. Rien, à sa connaissance, ne permettait de changer la coque d’un bâtiment en ce matériau spongieux. Même exposé au souffle d’une explosion d’antimatière, le métal ne faisait tout simplement pas ça. Non. Quoi qu’il ait pu arriver à cet endroit, ça passait sa propre expérience. C’était comme si la coque du vaisseau fantôme avait été remplacée, atome par atome, par une substance nouvelle, qui cédait de façon troublante à la pression, et qui ne reproduisait que grossièrement les détails. La forme, la texture et la couleur étaient bonnes, mais pas la fonction. On aurait dit un moulage grossier du bâtiment d’origine. Était-il seulement debout sur le Caleuche, ou n’était-ce qu’une supposition erronée ?

Sky et Norquinco s’approchèrent du trou et pointèrent le canon de leur arme dans l’obscurité. Le pourtour du trou était déchiqueté, marqué de traces de brûlure, et avait l’aspect fripé, ridé d’une bouche en cul de poule. Mais à un mètre ou deux sous la surface, la paroi était tapissée d’une masse épaisse, fibreuse, qui luisait doucement lorsqu’ils la balayaient avec le rayon de leur torche. Sky crut reconnaître la matière : de la fibre de diamant extrudée, gainée de résine époxy, une pâte à séchage rapide qu’on utilisait pour réparer les trous dans la coque. Oliveira avait probablement repéré un point faible à la surface du Caleuche – il avait dû prendre le temps d’effectuer un relevé de densité avant de sélectionner ce point –, et puis il avait utilisé quelque chose pour s’y ouvrir un passage, une torche à laser ou même le jet du réacteur de sa navette. Après avoir foré le trou, il l’avait enduit avec le joint en spray du kit d’urgence de sa navette, sans doute pour l’empêcher de se refermer prématurément.

— Nous allons entrer par là, suggéra Sky. Oliveira a dû trouver le point d’entrée le plus approprié. Inutile de refaire ce qu’il a fait alors que nous avons si peu de temps devant nous.

Ils vérifièrent que le compas à inertie de leur scaphandre fonctionnait bien et définirent leur position présente comme point zéro. Le Caleuche ne tournait pas sur lui-même, il ne tombait pas dans le vide, et ils pouvaient compter sur leur compas pour s’orienter, une fois à l’intérieur, mais même s’ils ne pouvaient s’y fier, ils n’auraient qu’à déployer un fil d’Ariane derrière eux pour retrouver leur chemin jusqu’à la blessure dans la coque.

Sky interrompit le cours de ses pensées, le temps de se demander pourquoi il venait d’évoquer le trou dans la coque sous la forme d’une blessure…

Ils entrèrent. Sky en tête. Le trou menait à une galerie en dur qui s’avançait droit dans la coque sur dix ou douze mètres. Normalement, à ce stade, s’ils avaient été à bord du Santiago, ils auraient franchi le tégument extérieur de la coque et traversé une série d’étroites cavités de service en se faufilant entre d’innombrables circuits de fluides, câbles d’alimentation et de transmission de données, tuyaux de refroidissement. Peut-être même l’un des tunnels du train. Sky savait qu’à certains endroits la coque était à peu près compacte sur plusieurs mètres d’épaisseur, mais il était presque certain que ce n’était pas l’un de ces endroits.

Les parois de la galerie, du tunnel, ou quel que soit le nom qu’il préférait lui donner, étaient maintenant plus dures et comme gluantes. Elles ressemblaient moins à une peau d’éléphant et davantage à la carapace chitineuse d’un insecte. Il balaya les ténèbres, devant lui, avec le faisceau de sa torche, et le rayon glissa sur la surface noire, luisante. Puis, au moment où le puits donnait l’impression de s’arrêter net, il tourna brusquement à droite. Avec leur scaphandre, et le poids du harnais de propulsion, ils durent faire un effort pour négocier la courbe. Au moins, dans ce puits aux parois lisses, ils ne risquaient pas de faire un accroc à leur combinaison ou d’accrocher un composant vital. Sky regarda derrière lui et vit que Norquinco le suivait, sa corpulence sensiblement plus forte compliquant encore l’exercice.

Puis la galerie s’élargit, en coupa une autre, après quoi l’avance devint plus facile. Périodiquement, Sky s’arrêtait et demandait à Norquinco de s’assurer que le fil d’Ariane se déroulait convenablement derrière eux et qu’il était toujours tendu, et que les compas à inertie fonctionnaient encore et enregistraient bien leurs mouvements par rapport au point d’entrée.

Il essaya la radio :

— Gomez ? Tu me reçois ?

— Fort et clair. Qu’avez-vous trouvé ?

— Rien encore. Mais je crois pouvoir dire que ce n’est pas le Caleuche. Nous devons être à une vingtaine de mètres à l’intérieur de la coque, et nous avançons toujours dans une sorte de matière compacte.

Gomez attendit quelques instants avant de répondre :

— Ça n’a pas de sens.

— Non, pas si nous continuons à penser que c’est un bâtiment comme le nôtre. Or je crois que c’est autre chose. Quelque chose à quoi nous ne nous attendions absolument pas.

— Tu crois que ça vient de la Terre ? Qu’ils l’auraient envoyé après notre départ ?

— Non, Gomez. Ils n’auraient eu qu’un siècle pour faire ça. Ça ne leur aurait pas laissé le temps de fabriquer quelque chose de ce genre, répondit Sky alors qu’ils poursuivaient leur lente reptation. Ça n’a pas l’air humain du tout. On n’a même pas l’impression d’être à l’intérieur d’une machine.

— Mais quoi que ce soit, du dehors ça ressemble étrangement à l’un de nos propres bâtiments…

— Oui, jusqu’à ce qu’on se rapproche. Pour moi, c’est une sorte de camouflage protecteur. Qui a bien marché, hein ? Titus – mon père – a toujours cru qu’il y avait un autre bâtiment de la Flottille derrière nous. Ce qui était troublant, mais pouvait être expliqué par un événement qui se serait produit dans le passé. S’il avait su que nous étions suivis par un vaisseau extraterrestre, ça aurait tout changé.

— Et qu’aurait-il pu y faire ?

— Je ne sais pas. Il aurait peut-être pu alerter les autres bâtiments. Par précaution. Partant du principe qu’il pouvait représenter une menace.

— Il aurait eu raison, non ?

— Je ne sais pas. Il y a terriblement longtemps qu’il est là. Il n’a rien fait pendant toutes ces années.

C’est alors qu’ils remarquèrent quelque chose : un bruit, qu’ils sentirent plus qu’ils ne l’entendirent, comme le tintement d’une très grosse cloche. Et comme ils planaient en apesanteur, la réverbération avait dû être transmise par la coque.

— Gomez… qu’est-ce que c’était que ça ?

Sa voix leur parvint faiblement :

— Je ne sais pas. Il ne s’est rien passé ici, mais je vous reçois beaucoup moins bien.

 

 

Nous descendions depuis près de deux heures lorsque je vis quelque chose très loin devant nous, tout en bas, loin au fond du pipeline vertical.

Une faible lueur dorée se rapprochait.

Je pensai à l’épisode que je venais de vivre. Je sentais encore la peur de Sky montant à bord du Caleuche, dure et métallique comme une balle. Elle ressemblait beaucoup à la peur que j’éprouvais moi-même. Nous descendions, l’un comme l’autre, dans les ténèbres, cherchant des réponses – ou un butin. Nous courions un danger, un grand danger, et nous n’avions pas la moindre idée de ce qui nous attendait. La façon dont l’épisode faisait écho à mon expérience présente me donnait la chair de poule. Sky ne se contentait pas d’infester mon esprit d’images. Il me donnait maintenant l’impression de guider ma vie, de dicter mon action conformément à ses propres actes passés, tel un marionnettiste dont les ficelles se seraient étendues à travers trois cents ans d’histoire. Je serrai le poing en pensant que l’épisode avait dû provoquer le saignement de ma main.

Mais mon stigmate ne s’était pas rouvert.

Le robot d’inspection continua sa descente cahotante. La chaleur était quasi insupportable, à présent, toutefois il faisait vraiment plus clair.

Je compris bientôt pourquoi. En dessous de nous, mais se rapprochant constamment, se trouvait une section de tuyau gainée de verre sale. Quirrenbach fit pivoter l’engin de façon que nous ne soyons pas directement visibles au moment où le robot entrerait dans la section transparente. J’avais malgré tout une bonne vue de la salle que nous traversions, une espèce de caverne bondée de machinerie, des appareils aux formes incurvées qui nous dominaient de toute leur hauteur, d’énormes autoclaves, des cuves à pression pareilles à des alambics reliés par un entrelacs de canalisations brillantes, presque intestinales, festonnées de passerelles arachnéennes. Des rangées de puissantes turbines s’étendaient sur le sol comme des dinosaures endormis.

Nous étions arrivés à la station de crackage.

Je regardai autour de nous, m’étonnant du silence qui y régnait.

— On dirait que personne ne travaille, nota Zebra.

— C’est normal ? demandai-je.

— Oui, répondit Quirrenbach. Cette partie de l’activité est plus ou moins automatisée. Et je me réjouis que personne n’ait choisi ce jour entre tous pour venir travailler et nous regarder passer tous les trois.

Des douzaines et des douzaines de tuyaux, qui ressemblaient beaucoup à celui dans lequel nous circulions, montaient jusqu’à la voûte, une vaste plaque de verre circulaire supportée par des étais de métal sombre, et la traversaient. De l’autre côté, on ne voyait qu’un brouillard gris fumée, sale, car la station de crackage était située dans les profondeurs du gouffre et disparaissait généralement sous le brouillard. À un moment, les courants thermiques chaotiques qui montaient en spirale le long des parois du gouffre écartèrent le brouillard, et je vis les immenses parois de roche lisse qui montaient autour de nous. Tout en haut apparut l’extension, pareille à une antenne, du piton où Sibylline m’avait emmené regarder les gens sauter dans le brouillard. Il y avait à peine quelques jours de ça, et j’avais l’impression que ça faisait une éternité.

Nous étions maintenant très loin en dessous de la cité.

Le robot d’inspection poursuivait sa descente. Je m’attendais à ce que nous nous arrêtions près du sol de la chambre de crackage, mais Quirrenbach nous emmena lentement au-delà de la grotte aux turbines, et nous nous retrouvâmes à nouveau dans les ténèbres. La station de crackage comportait peut-être une autre salle en dessous de celle que nous venions de traverser. Je me cramponnai un moment à cette idée… jusqu’à ce que j’aie la certitude que nous étions descendus beaucoup trop loin pour ça.

La canalisation dans laquelle nous nous trouvions traversait complètement la station de crackage.

Nous allions encore plus loin. La canalisation changea plusieurs fois de direction, brusquement, se déplaçant presque latéralement sur une certaine distance et recommençant à descendre. Il faisait tellement chaud, maintenant, que nous devions faire un effort pour rester éveillés. J’avais la bouche si sèche que la seule idée d’un verre d’eau froide était une véritable torture mentale.

Puis je vis une autre lumière, plus bas.

Le bout du voyage ?

 

 

— Norquinco, vérifie le…

Mais alors qu’il prononçait ces mots, Sky pointa sa torche vers l’endroit du tunnel d’où ils venaient. Leur fil d’Ariane, jusqu’alors tendu, flottait dans le vide derrière eux. Il avait dû être coupé quelque part, plus haut, dans le puits.

— Repartons, fit Norquinco. Nous ne sommes pas très loin. Nous pouvons encore retrouver notre chemin…

— À travers la coque ? Ce fil ne s’est pas sectionné tout seul.

— Gomez a du matériel de découpe, à bord de la navette. Il pourra nous aider à sortir dès qu’il saura où nous sommes.

Sky réfléchit. Tout ce que disait Norquinco était juste, et n’importe quel individu doté d’un peu de bon sens aurait tout fait pour ressortir de là. Une partie de lui en avait aussi terriblement envie. Mais une autre partie, plus forte, était absolument déterminée à comprendre ce que tout ça voulait dire. Ce vaisseau – si c’était bien un vaisseau – n’était pas d’origine humaine ; il en était absolument sûr, à présent. Ça voulait dire que c’était la première preuve d’intelligence extraterrestre à laquelle avait jamais été confronté un être humain. La chose s’était jointe à la Flottille, dont elle avait dû repérer les frêles et lents esquifs à travers l’immensité de l’espace. Cela dit, elle avait choisi de ne pas entrer en contact avec eux, mais de les suivre, cela pendant des dizaines d’années.

Et qu’allait-il trouver à l’intérieur ? Sûrement pas le matériel et les provisions qu’il espérait trouver à bord du Caleuche – et notamment l’antimatière non utilisée –, qui auraient de toute façon constitué une prise sans intérêt par rapport à ce sur quoi ils étaient tombés et qui attendait juste d’être exploité. D’une façon ou d’une autre, ce bâtiment avait accordé sa vitesse à celle de la Flottille, atteignant huit pour cent de la vitesse de la lumière, et quelque chose lui disait qu’arriver à cette vitesse ne lui avait posé aucun problème. Quelque part, à l’intérieur de cette coque noire, massive, vérolée, devaient se trouver des mécanismes identifiables qui lui avaient permis d’atteindre cette vitesse, et qu’il pourrait sinon comprendre – là-dessus, il ne se faisait aucune illusion –, du moins exploiter.

Et peut-être beaucoup plus encore.

Il devait poursuivre ses recherches. Sinon, il aurait échoué.

— On continue, dit-il à Norquinco. Pendant encore une heure. On verra bien ce qu’on aura trouvé à ce moment-là. En attendant, on va faire bien attention à ne pas se perdre. On a toujours les compas d’inertie, hein ?

— Ça ne me dit trop rien, Sky.

— Écoute, réfléchis à tout ce qu’on va apprendre. Demande-toi comment ce bâtiment peut bien se propulser… Pense à ses réseaux d’information, ses protocoles, les paradigmes mêmes sous-jacents à sa conception. Il se pourrait que tout ça soit délicieusement extraterrestre, et aussi éloigné de nos modes de pensée que… je ne sais pas… un brin d’ADN est éloigné d’une chaîne de polymère. Il faudrait une tournure d’esprit spéciale ne serait-ce que pour comprendre certains des principes qui sont peut-être en jeu. Un esprit d’une ampleur inégalée. Ne me dis pas que tu n’es pas intrigué, Norquinco.

— Je te souhaite de brûler en enfer, Sky Haussmann.

— Je suppose que ça veut dire « oui » ?

 

 

Le robot d’inspection s’insinua dans un nouvel embranchement du cylindre. Le martèlement des palettes à succion ralentit puis cessa complètement, la machine se contentant de cliqueter toute seule. Nous étions dans le silence et les ténèbres absolus, en dehors des rugissements lointains, pareils à des roulements de tonnerre, de la vapeur surchauffée qui grondait dans des parties éloignées du réseau de canalisations. Je touchai le métal chaud du tuyau du bout du doigt, et sentis une faible vibration. J’espérais que ça ne voulait pas dire qu’un mur de vapeur surchauffée, à plusieurs milliers d’atmosphères de pression, se ruait vers nous.

— Il n’est pas trop tard pour faire demi-tour, nota Quirrenbach.

— Où est passée votre belle curiosité ? demandai-je.

Là, je me fis l’impression d’être Sky Haussmann incitant Norquinco à avancer.

— À huit kilomètres au-dessus de nous, je suppose.

C’est alors que quelqu’un fit coulisser un panneau, sur le côté du tuyau, et nous regarda comme si nous étions une livraison d’excréments envoyée de Chasm City.

— Vous, je vous connais… fit l’homme avec un hochement de tête à l’adresse de Quirrenbach. Et vous, je ne vous connais pas, ajouta-t-il en nous regardant. Zebra et moi.

— Et moi, je ne vous connais ni d’Ève ni d’Adam, fis-je. Maintenant, montrez-moi où je pourrai trouver à boire.

Je commençai à m’extraire du robot, impatient de me dégourdir les jambes après ce voyage démentiel.

— Qui êtes-vous ?

— Un type qui a sacrément besoin d’un putain de verre d’eau. Vous avez une objection ? Ou c’est juste que vous avez de la merde de cochon dans les oreilles ?

Il parut recevoir le message. J’aurais parié que le type ne jouait pas un rôle important dans les activités auxquelles on se livrait par ici, quelles qu’elles soient, et qu’une grande partie de son boulot consistait à se venger des gros durs qui se trouvaient un peu plus haut dans la chaîne alimentaire en les rackettant au passage.

— Hé, le prenez pas mal, mon vieux !

— Ratko, je te présente Tanner Mirabel, fit Quirrenbach. Et ça, c’est… Zebra. Je t’ai appelé pour te prévenir que nous descendions voir Gédéon…

— Un peu, ouais ! dis-je. Et si vous avez pas eu le putain de message, c’est votre putain de problème, pas le mien !

Quirrenbach parut assez impressionné pour manifester le désir de s’en mêler.

— Ça, c’est la… putain de vérité. Et va donc chercher un putain de verre d’eau à ce… ce putain de mec ! lança-t-il en passant sa manche sur ses lèvres desséchées. Et apporte-m’en un aussi, s’il te plaît, Ratko, euh, espèce de putain de fils de pute de ta race !

— Hmm, pas mal, Quirrenbach, vraiment pas mal. On dirait que ça marche, les leçons d’affirmation de soi ! fit le type en lui donnant de petites tapes dans le dos, avant de me regarder avec ce qui ressemblait presque à de la sympathie. C’est bon, suivez-moi.

Nous suivîmes donc le dénommé Ratko hors de la salle aux tuyaux. Son expression était à peu près indéchiffrable, car ses yeux disparaissaient derrière des lunettes grises hérissées de systèmes de captation délicats. Il portait une houppelande rapiécée comme celle de Vadim, mais plus courte, et les pièces étaient à la fois un peu moins grossières et plus brillantes.

— Alors, les amis, fit Ratko, qu’est-ce qui vous amène dans les profondeurs ?

— Disons que c’est une visite de contrôle qualité… et quantité, répondis-je.

— Personne ne s’est plaint de la qualité, que je sache !

— Il faut croire que vous ne savez pas grand-chose ! lança Zebra. On a de plus en plus de mal à mettre la main sur cette merde.

— Vraiment ?

— Ouais, vraiment, répondis-je. Et c’est pas qu’un problème d’approvisionnement. Y a aussi un problème de pureté. Nous fournissons, Zebra et moi, un éventail de clients jusque dans la Ceinture de Rouille, et on a eu des plaintes. Alors, soit y a du coupage, soit le produit de base est dégradé. D’une façon ou d’une autre, y en a un qui a intérêt à se méfier…

— Hé, fit Ratko en levant les mains. Tout le monde sait qu’il y a un problème à la source. Quant au pourquoi, il n’y a que Gédéon qui pourrait vous renseigner.

Je lançai un coup de sonde :

— J’ai entendu dire qu’il aimait qu’on lui fiche la paix…

— C’est pas tellement étonnant, hein ?

J’eus un rire que j’espérai aussi convaincant que possible, en me demandant de quoi je riais. Enfin, de la façon dont l’homme aux lunettes avait lancé sa réplique, il pensait manifestement avoir fait une sorte de plaisanterie.

— Ça, je dois dire… Enfin, ajoutai-je en changeant de ton, vous allez pouvoir apaiser mes doutes sur la qualité immédiate du produit en me donnant – comment dire ? un petit échantillon, à titre commercial ?

— Qu’est-ce qui ne va pas ? Vous vous êtes un peu trop envoyé en l’air avec votre petit stock ?

Ratko fouilla dans la poche de sa houppelande et me tendit un petit flacon rouge foncé. Zebra me passa son pistolet de mariage. Je savais que je devais y passer. Seul le Zène me permettrait de lever le voile sur les derniers secrets de mon passé.

— À la bonne vôtre, répondis-je.

 

 

Sky et Norquinco continuaient à progresser, l’œil rivé au compas à inertie. La galerie se ramifiait, faisait des tours et des détours, mais les afficheurs de leur casque montraient toujours leur position relative par rapport à la navette, ainsi que le chemin qu’ils avaient suivi jusque-là, de sorte qu’ils ne risquaient pas vraiment de se perdre, même s’ils rencontraient des obstacles en ressortant, ce qui était toujours possible. Le chemin qu’ils avaient suivi menait plus ou moins vers l’intérieur et l’avant du vaisseau, et l’endroit où devait se trouver le poste de commandement. Ils avançaient ainsi depuis peut-être cinq minutes lorsqu’ils entendirent un nouvel écho, pareil à un coup de gong et non plus au tintement d’une cloche. On aurait dit que toute la coque avait vibré.

— Bon, fit Norquinco. Cette fois, ça suffit, on repart.

— Pas question. Nous avons déjà perdu le fil d’Ariane, et de toute façon, nous devrons faire un trou pour regagner la surface. Tout ce que ça veut dire, c’est que nous devrons revenir de plus loin.

Norquinco le suivit à contrecœur. C’est alors que quelque chose changea. Les capteurs de leurs scaphandres commençaient à relever des traces d’azote et d’oxygène et non plus le vide absolu. Tout se passait comme si de l’air se formait lentement dans la galerie ; comme si les deux sons de cloche qu’ils avaient entendus faisaient partie d’une sorte d’immense sas non humain. La pression de l’air atteignit une atmosphère, et elle montait encore, apparemment.

— Il y a de la lumière, vers l’avant, nota Sky.

— De la lumière ?

— Une lumière jaune, genre malsain. Et ce n’est pas mon imagination. On dirait que ça vient des parois proprement dites.

Il coupa la lumière de sa torche et ordonna à Norquinco d’en faire autant. Pendant un moment, ils se retrouvèrent dans le noir complet. Sky eut un frisson, sentit à nouveau la vieille peur du noir qu’il n’arriverait jamais tout à fait à surmonter et qui remontait à l’affreux épisode de la nursery. Et puis sa vue commença à s’accommoder à la lumière ambiante, et ce fut bientôt comme s’ils avaient laissé leurs torches allumées. Mieux même, parce que la lumière jaune pâle s’étendait loin devant eux, révélant le circuit suivi par le tunnel sur des dizaines de mètres.

— Sky… Tu as remarqué ?

— Quoi donc ?

— On dirait que ça descend, tout à coup.

Il eut envie de rire, envie de se moquer de Norquinco, mais en fait il avait la même impression. Quelque chose pressait décidément son corps contre une paroi de la galerie. Légèrement, au début, mais alors qu’il continuait à ramper (parce que c’était vraiment une sorte de reptation, à présent), la pression s’accrut, jusqu’à ce qu’il ait presque l’impression d’être de nouveau à bord du Santiago, avec sa gravité artificielle générée par la rotation. Et pourtant le vaisseau extraterrestre n’accélérait pas, ne pivotait pas sur lui-même.

— Gomez ?

La réponse, lorsqu’elle leur parvint, était incroyablement faible.

— Oui. Où êtes-vous ?

— Loin dans les profondeurs. Nous devons être dans les parages de la sphère de commandement.

— Je ne crois pas, Sky.

— C’est ce que disent nos compas d’inertie, pourtant.

— Alors ils vous racontent des conneries. Vos émissions radio viennent du milieu de l’épine dorsale.

Il éprouva une nouvelle vague de terreur, mais cette fois elle n’avait aucun rapport avec l’absence de lumière. Ils n’avaient pas rampé assez longtemps pour se retrouver si loin dans le vaisseau. En aucun cas. La coque s’était-elle reformée pendant qu’ils étaient à l’intérieur, les translatant dans la direction où ils souhaitaient aller ? C’étaient les ondes radio qui devaient être dans le vrai, se dit-il. Le relevé de leur position tel que le lisait Gomez devait être exact ; il ne pouvait être obtenu que grâce à la triangulation du signal, même si la masse de la coque qui les séparait nuisait à la précision de l’estimation. Dans ce cas, ça voulait dire que les compas à inertie avaient commencé à mentir peu après leur entrée dans le bâtiment. Ils se déplaçaient maintenant dans une sorte de champ de gravitation statique : quelque chose d’intrinsèque à la coque et non pas une illusion créée par l’accélération ou la rotation. La chose paraissait capable de les faire se mouvoir à sa guise dans l’entrelacs de ses boyaux. Pas étonnant que les compas à inertie leur aient fourni des relevés de position erronés. La gravité et l’inertie étaient si subtilement liées qu’il était difficile d’en modifier une sans toucher à l’autre.

— Ils doivent avoir le contrôle complet du champ de Higgs, avança Norquinco d’un ton incertain. Dommage que Gomez ne soit pas là. Il aurait une théorie, à l’heure qu’il est.

Le champ de Higgs était censé occuper tout l’espace ; toute la matière. La masse et l’inertie n’étaient pas vraiment des propriétés intrinsèques des particules fondamentales, absolument pas, même. Ce n’étaient que des effets de l’attraction qu’elles subissaient alors qu’elles entraient en réaction avec le champ de Higgs – comme les tractions imposées à une star qui essaierait de traverser une pièce pleine d’admirateurs. Norquinco semblait penser que les constructeurs du bâtiment avaient trouvé un moyen de laisser passer la star sans la molester – ou entraver son avance. Comme s’ils avaient réussi à augmenter ou diminuer la densité des admirateurs, et limiter ou augmenter leur pouvoir de nuisance sur leur idole. C’était une façon incroyablement fruste de se représenter une chose que Gomez et peut-être même Norquinco imagineraient sans ces couches de métaphores, eux qui voyaient clair dans le cœur luisant des mathématiques, mais ça suffisait à Sky. Les bâtisseurs pouvaient manipuler la gravité et l’inertie aussi facilement qu’ils jouaient avec cette lumière jaune malsaine, et sans plus y réfléchir peut-être.

Ce qui voulait dire, évidemment, que son intuition était la bonne. S’il y avait à bord de ce bâtiment une chose capable de lui enseigner cette technique, il voyait d’ici le profit que pourrait en tirer la Flottille, et d’abord le Santiago. Il y avait des années qu’ils essayaient de diminuer la masse afin de pouvoir retarder leur décélération au dernier moment. Et s’il leur suffisait d’éteindre la masse du Santiago, comme on éteint la lumière ? Ils pourraient entrer dans le système de Swan à huit pour cent de la vitesse de la lumière et s’immobiliser en orbite autour de Journey’s End, coupant instantanément leur vitesse. Toute réduction de l’inertie du vaisseau – ne serait-ce que de quelques pour-cent – serait la bienvenue.

La pression extérieure était maintenant bien supérieure à une atmosphère et demie, mais elle grimpait désormais moins vite. Il faisait chaud, et l’air était chargé d’humidité et d’autres traces de gaz qui, bien qu’étant inoffensifs, n’auraient pas été présents dans les mêmes proportions dans l’air que Sky respirait normalement. La gravité plafonnait à un demi-g ; elle descendait occasionnellement, mais ne dépassait jamais cette valeur. Et la lumière jaune malsaine était maintenant si vive qu’elle leur aurait permis de lire. De temps en temps, ils devaient traverser en rampant une entaille dans le sol du boyau, une faille pleine d’un liquide sombre, visqueux. Il y en avait des traces partout : un suintement rouge comme du sang maculait toutes les surfaces.

— Sky ? C’est Gomez.

— Parle plus fort. Je t’entends à peine.

— Sky, écoute-moi. Nous aurons de la compagnie d’ici cinq heures. Il y a deux navettes qui approchent. Elles savent que nous sommes là. J’ai risqué un écho radar pour obtenir un relevé de leur distance.

Parfait. Il aurait probablement fait la même chose, à sa place.

— Ne bouge pas. Ne leur parle pas, ne fais rien qui leur permettrait de deviner que nous venons du Santiago.

— Sortez de là, tous les deux, d’accord ? On peut encore leur échapper…

— Nous n’avons pas fini ici, Norquinco et moi.

— Sky, est-ce que tu te rends compte…

Sky coupa la liaison, bien plus intéressé par ce qui se passait devant lui. Quelque chose venait vers eux, le long du boyau. Une sorte de larve qui avançait en faisant mollement osciller son corps blanc rosé, aplati.

— Norquinco ? appela-t-il en braquant son arme vers la chose. Je crois qu’on vient nous accueillir à bord…

Il se demanda à quel point sa voix trahissait sa terreur.

— Je ne vois rien… Non, attends ! Si, maintenant, je le vois. Oh…

La créature n’était pas plus grosse que le bras. Sûrement pas assez grosse pour leur faire du mal à l’un ou à l’autre. Elle n’avait pas l’air pourvue d’organes manifestement dangereux ; pas de mâchoires, pour autant que Sky pouvait en juger. À l’avant, la chose avait une sorte d’aigrette en forme de couronne : des radicelles translucides qui s’agitaient mollement sous son nez. Même si ces palpes étaient venimeux, les deux hommes étaient protégés par leur scaphandre. La créature n’avait apparemment pas d’yeux, ni de membres préhensiles. Sky se répéta ces observations rassurantes en s’interrogeant sur son propre état d’esprit et fut étonné de s’apercevoir qu’il avait exactement aussi peur qu’avant.

La larve, quant à elle, n’avait pas l’air spécialement effrayée par les nouveaux arrivants. Elle se contenta de s’arrêter et d’agiter ses palpes fantomatiques dans leur direction. Son corps rose pâle, segmenté, parut s’empourprer, puis une sécrétion d’un rouge artériel jaillit d’entre les segments, formant une mare rouge frais sous son corps. La mare étendit des pseudopodes et se mit à ramper comme si elle coulait sur un sol en pente. Sky eut l’impression que les verticales s’inclinaient vertigineusement, à croire que la gravité avait subi un changement d’orientation. Le fluide suinta vers eux telle une marée rouge et monta sur leurs combinaisons. L’espace d’un moment, Sky eut l’impression qu’il avait été retourné la tête en bas, et qu’il tombait. Le voile rouge passa sur la visière de son casque. On aurait dit qu’il cherchait le moyen d’entrer dans son scaphandre. Puis cela passa.

La gravité sembla revenir à la normale. Respirant très fort, encore terrifié, il regarda la mare rouge rejoindre la larve et la réintégrer. La larve resta écarlate un moment, puis la rougeur s’estompa et elle redevint rose.

Alors, elle fit quelque chose de très bizarre : elle ne fit pas demi-tour dans le boyau ; elle repartit dans l’autre sens, les radicelles se rétractant dans son corps à un bout et ressortant à l’autre. La créature s’éloigna en ondulant, comme si de rien n’était, dans les profondeurs jaunes du boyau.

C’est alors qu’une voix leur parla. Elle se répercuta sur les parois, telle la parole d’un Dieu. Elle paraissait trop grave pour être humaine.

— C’est bon d’avoir de la compagnie, dit-elle en portugais.

— Qui êtes-vous ? demanda Sky.

— Iago. Approchez, s’il vous plaît. Vous n’êtes plus très loin, maintenant.

— Et si nous préférons rester là ?

— Je serai triste, mais je ne ferai rien pour vous contraindre.

Les échos de la voix divine s’estompèrent et moururent complètement. Tout était redevenu comme avant le passage de la larve. Les deux hommes étaient haletants. On aurait dit qu’ils venaient de piquer un sprint. Un long moment passa, puis Norquinco dit :

— Bon, on retourne à la navette. Tout de suite.

— Non. On va voir Iago, comme il nous l’a demandé.

Norquinco attrapa le bras de Sky.

— Non ! C’est de la folie. Tirons-nous de là !

— Nous venons d’être invités à entrer plus profondément dans le bâtiment par quelque chose qui aurait pu nous tuer cent fois si telle avait été son intention.

— Une chose qui a dit s’appeler Iago. Et Oliveira…

— Il n’a pas dit que Iago était mort, poursuivit Sky en espérant que sa peur ne se sentait pas dans sa voix. Il a juste dit qu’il lui était arrivé quelque chose. Personnellement, ça m’intéresse de découvrir ce qui s’est passé. Et tout ce que ce bâtiment, ou quoi que ça puisse être, pourra nous dire.

— Bon. Eh bien, vas-y si tu veux. Moi, je repars.

— Non, tu restes avec moi.

Norquinco hésita avant de répondre :

— Tu ne peux pas m’y obliger.

— Non, mais je peux certainement essayer de te convaincre, fit Sky en mettant la main sur le bras de son compagnon. Un peu d’imagination, Norquinco. Il doit y avoir, ici, des choses qui pourraient faire voler en éclats tous les paradigmes de nos connaissances. Et sinon, il doit y avoir ici des choses qui pourraient nous permettre d’arriver à Journey’s End avant les autres bâtiments, peut-être même nous donner un avantage tactique sur eux, quand ils arriveront et commenceront à contester nos droits territoriaux.

— Tu es à bord d’un vaisseau spatial non humain et tu ne penses qu’à des petits problèmes humains mesquins, comme des histoires de revendications territoriales ?

Sky resserra sa prise sur le bras de Norquinco et sentit les couches de tissu se comprimer sous sa poigne.

— Crois-moi, ces choses-là te sembleront beaucoup moins mesquines d’ici quelques années. Réfléchis, mon vieux ! Pense à tout ce qui pourrait dépendre de ce moment. Toute notre histoire pourrait être modifiée par ce qui va se passer ici et maintenant. Nous jouons gros, en ce moment, Norquinco ; nous sommes des colosses. Réfléchis à ça un instant. Et essaie de penser aux avantages qui échoient aux hommes qui font l’histoire. Les hommes comme nous, ajouta-t-il en repensant au Santiago, à la pièce secrète où il gardait le saboteur chimérique. J’ai déjà fait des plans à long terme, Norquinco. Ma sécurité est garantie sur Journey’s End, même si la situation tournait mal. Si ça arrivait, j’organiserais aussi ta propre sûreté. Et si les choses ne se retournent pas contre nous, je pourrai faire de toi un homme très puissant, en vérité.

— Et si je fais demi-tour tout de suite, si je repars pour la navette ?

— Je ne t’en voudrai pas, fit doucement Sky. C’est un endroit terrifiant, je le reconnais. Mais je ne garantirai pas ta sécurité dans les années à venir.

Norquinco dégagea son bras de la poigne de Sky et ne le regarda que lorsqu’il eut trouvé la réponse :

— Très bien. On continue. Mais on ne reste pas plus d’une heure.

Sky hocha la tête, mouvement qui échappa à son compagnon.

— Je suis content, Norquinco. Je savais que tu saurais entendre raison.

Ils repartirent. Leur avance était plus facile, à présent, comme si le boyau descendait sans cesse et qu’ils se contentaient de glisser, ce qui n’exigeait aucun effort. Sky Haussmann pensa à la façon dont le fluide était passé sur lui. Le contrôle local de la gravité était tellement précis que le fluide avait eu l’air vivant, coulant tel le liquide suintant d’un corps pourrissant filmé en accéléré. Les créatures qui avaient construit ce bâtiment savaient faire des choses bien plus compliquées que la simple modification du champ de Higgs. Ils jouaient avec comme sur un piano.

Quels qu’ils soient – quoi qu’ils soient, rectifia mentalement Sky –, qu’ils soient tous comme la larve ou non, ils avaient apparemment des millions d’années d’avance sur l’humanité. La Flottille devait leur paraître excessivement primitive. Peut-être n’étaient-ils même pas sûrs que ce soit le produit d’une pensée intelligente. Et pourtant, elle les avait intéressés.

Le boyau déboucha dans une énorme caverne aux parois lisses. Ils avaient émergé un peu plus haut, sur l’un des murs lobés, mais l’endroit était tellement plein de vapeur collante que c’était à peine s’ils voyaient le côté opposé. L’antre était plongé dans une lumière jaune fétide et le sol disparaissait sous un gigantesque lac de fluide rouge qui devait faire plusieurs mètres de profondeur. Il y avait des douzaines de larves, dedans, certaines presque complètement submergées. Beaucoup étaient d’une taille légèrement différente de celle qu’ils avaient déjà vue. Il y en avait de nettement plus grosses qu’un homme, dont les palpes terminaux étaient munis d’appendices spécialisés, et peut-être d’organes sensoriels. L’un d’eux, en particulier, braqua à cet instant sur Sky et Norquinco un unique œil quasiment humain, dressé au bout d’un pédoncule. Mais la plus grosse larve, et de loin – elle faisait des dizaines de mètres de longueur –, était au milieu du lac, son corps rose pâle dépassant de plusieurs mètres de la surface du liquide. Elle tourna le bout de son corps vers eux, une petite couronne de radicelles s’agitant comme des herbes caressées par le vent.

Sous la couronne, il y avait une bouche ridiculement petite par rapport à la taille de la larve. Une bouche rouge, de forme humaine, qui se mit à parler, d’une voix humaine, une énorme voix retentissante :

— Salut. Je m’appelle Iago.

 

 

Je tins la fiole à la lumière pendant un instant et l’introduisis dans le chargeur. La façon dont le fluide rouge renvoyait la lumière, dont il coula visqueusement pendant un instant, puis avec une vitesse aveuglante l’instant d’après… tout cela me rappela beaucoup trop le lac rouge au cœur du Caleuche. Sauf qu’il n’y avait jamais eu de Caleuche, n’est-ce pas, mais quelque chose de beaucoup plus étrange, à quoi le mythe du vaisseau fantôme s’était attaché comme un parasite. Et le souvenir de Sky n’avait-il pas toujours été là, dans un recoin de ma mémoire ? J’avais reconnu l’Onirozène presque à l’instant où je l’avais vu.

Il y en avait tellement dans ce lac rouge qu’on aurait pu s’y noyer, me dis-je.

J’appliquai l’embout du pistolet de mariage contre mon cou et m’injectai le Zène dans la carotide. Il n’y eut pas de flash, pas de transition hallucinogène. En ce sens, le Zène n’était pas une drogue ; il agissait sur l’ensemble du cerveau sans atteindre une région spécifique. Il ramena des souvenirs à la surface et rétablit des connexions qui avaient été récemment interrompues. Il semblait puiser dans une carte récente de ce qui avait été, comme si le corps transportait un champ stagnant qui changeait plus lentement que les schémas cellulaires proprement dits. C’était pour ça que le Zène pouvait soigner aussi facilement les blessures et les souvenirs, sans avoir besoin de connaître quoi que ce soit à la physiologie ou à l’anatomie neurale.

— De la merde de qualité. Si je puis dire, commenta Ratko. J’utilise toujours ce qu’il y a de mieux, mon vieux.

— Alors vous voulez dire que tout ce qui sort d’ici n’est pas de la même qualité ? demanda Zebra.

— Hé, comme je vous ai dit, pour ça, faut voir avec Gédéon !

Ratko nous conduisit le long d’une enfilade de tunnels sinueux, creusés dans la roche et équipés d’un éclairage et d’un plancher rudimentaires. On aurait dit que le réseau avait été foré dans la paroi du gouffre.

— J’entends des rumeurs, dis-je. Sur la santé de Gédéon. Il y en a qui disent que c’est pour ça qu’on trouve dans la rue un produit de médiocre qualité. Parce qu’il est trop malade pour gérer son approvisionnement en matière première.

J’espérais ne pas avoir proféré une énormité susceptible de trahir mon ignorance de la situation. Mais Ratko se contenta de répondre :

— Gédéon produit toujours. C’est tout ce qui compte pour le moment.

— Ça, je le saurai quand je l’aurai vu, hein ?

— Ce n’est pas un spectacle agréable, j’espère que vous en avez bien conscience.

C’est ce qu’il paraît, répondis-je avec un sourire.

La Cité du Gouffre
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